Par Josefina Salomón, rédactrice pour Amnesty International, @josefinasalomon
C’était une soirée comme les autres, en avril 2015, dans le Complexo do Alemão, l’une des plus grandes agglomérations de favelas de Rio de Janeiro.
Eduardo, un garçon de dix ans, était assis sur le pas de porte de sa maison et il jouait avec son téléphone portable. Il attendait avec impatience le retour de sa sœur, pour jouer avec elle pendant que leur mère préparait le dîner. C’était comme ça tous les soirs.
Mais la routine a brutalement pris fin.
Une forte détonation.
Une voix douloureuse qui demande de l’aide : « Maman ! »
La mère d’Eduardo, Terezinha Maria de Jesus, s’est alors précipitée dehors, et elle a vu ce qu’aucune mère ne devrait jamais voir.
Le corps sans vie d’Eduardo gisait sur le sol. Des membres de la police militaire l’entouraient.
L’un d’eux, a raconté Terezinha, a dit qu’Eduardo était le fils d’un escroc, et qu’il pouvait la tuer aussi facilement qu’il avait tué son enfant.
En quelques minutes, un attroupement s’est formé. Des personnes ont empêché les policiers de faire du mal à Terezinha, et d’autres les ont empêchés de placer une arme à feu près du corps afin de modifier la scène et de masquer le fait qu’ils avaient tiré sur un enfant non armé. D’autres personnes encore ont instinctivement pris leur smartphone. Elles savaient que la meilleure chose à faire était de tout enregistrer.
« Il nous a fallu monter sur les toits pour filmer sous un bon angle, a expliqué Raull Santiago, un habitant de la favela âgé de 27 ans. ll fallait que les gens sachent ce qui s’était passé. »
Ces vidéos sont de fait devenues un élément de preuve essentiel pour les rares enquêtes qui ont été menées sur ce qui est manifestement un homicide délibéré et arbitraire commis par des policiers dans une favela.
En novembre 2015, l’unité spécialisée de la police chargée d’enquêter sur les homicides a reconnu que la balle qui avait tué Eduardo avait été tirée par un membre de la police militaire, mais affirmé qu’il s’agissait d’un acte de légitime défense. L’absurdité de cette allégation a amené le parquet à inculper formellement un policer d’homicide. La procédure engagée contre le policier est toujours en cours.
C’est avec leur téléphone portable que les gens ont pu montrer des choses qu’ils dénonçaient depuis longtemps.
Raull Santiago, habitant du Complexo do Alemão
« C’est avec leur téléphone portable que les gens ont pu montrer des choses qu’ils dénonçaient depuis longtemps, a déclaré Raull. Les gens avant ne faisaient que parler de ce qu’ils avaient vu, maintenant ils peuvent le montrer. »
Raull appartient à une génération de jeunes Brésiliens qui utilisent les nouvelles technologies pour rendre compte du nombre anormalement élevé d’homicides dans le pays et des nombreuses violations des droits humains commises par les forces de sécurité.
Les jeunes gens utilisent les réseaux sociaux pour se prévenir quand ils entendent des coups de feu ou quand un secteur de la favela est « très chaud » et qu’il est dangereux d’y passer. Ils enregistrent les exactions de la police, et ces enregistrements sont susceptibles d’être utilisés dans le cadre d’enquêtes officielles ; ces éléments de preuve ne peuvent être obtenus que par les habitants des favelas. L’utilisation du smartphone peut faire la différence entre la vie et la mort, entre la justice et l’impunité.
Et cela n’a jamais été aussi nécessaire qu’actuellement. Rio, qui est une des villes les plus meurtrières au monde, a été le théâtre de milliers d’homicides commis par la police depuis qu’elle s’est vu attribuer, en 2009, l’organisation des Jeux olympiques. De plus, le nombre de ces homicides a nettement augmenté depuis 2014, comme l’ont montré Amnesty International et d’autres organisations de la société civile.
En 2015, un homicide sur cinq dans cette ville a été commis par un policier dans l’exercice de ses fonctions. Selon l’Institut de la sécurité publique (Instituto de Segurança Pública), durant le seul mois de mai 2016, 40 personnes y ont été tuées par des policiers dans l’exercice dans leurs fonctions, ce qui représente une hausse de 135 % par rapport à la même période en 2015.
En parallèle, dans l’État de Rio de Janeiro, le nombre d’homicides résultant d’opérations de maintien de l’ordre recensés en 2014 a augmenté de 40 % par rapport à l’année précédente. Ce nombre a encore augmenté de 11 % en 2015, avec 645 personnes tuées par la police dans cet État.
Les habitants des favelas au Brésil se retrouvent souvent pris en tenaille entre des criminels violents et des policiers qui recourent inutilement ou excessivement à la force quasiment en toute impunité.
Une révolution sur un écran
Pour accéder aux collines du Complexo do Alemão, dans le nord de la ville, on peut prendre le téléphérique. Vu de là-haut, l’ensemble bigarré de favelas semble paisible. Mais une fois qu’on a mis pied à terre, l’impression est totalement différente.
Les morts violentes sont tellement fréquentes dans ces rues étroites que les médias traditionnels n’en rendent souvent pas compte.
Raull, qui est né et a toujours vécu à Alemão, a grandi au milieu de la violence et, adolescent, il avait déjà vu plus de morts que la plupart des gens n’en voient durant toute une vie. À 20 ans, il en a eu assez de voir sa communauté se désintégrer ; alors il a décidé de faire quelque chose. Il a réuni huit amis, qu’il a équipés d’un téléphone portable et d’un ordinateur, et il a créé Papo Reto (« Franc-parler »), un média indépendant « fait par la communauté, pour la communauté ».
« Nous avons voulu montrer ce qui se passait ici, le pire comme le meilleur, a expliqué Raull. Nous avons voulu montrer ce que nous voyons nous, pas ce que voient les grands journaux. C’est notre façon de combattre pour la justice. »
Nous avons voulu montrer ce qui se passait ici, le pire comme le meilleur. C’est notre façon de combattre pour la justice.
Raull Santiago
Les habitants ont rapidement commencé à leur envoyer des vidéos et des images de leur vie quotidienne, montrant des opérations de police et des annonces de coups de feu, ainsi que divers problèmes relatifs aux infrastructures dans les favelas. Raull et ses confrères vérifient les informations avant de les partager au moyen de plateformes telles que Facebook, Twitter et Whatsapp.
Alors que nous nous promenons dans Alemão, Raull est enthousiasmé. Les habitants de la favela le reconnaissent, le saluent et lui racontent des choses. Il n’arrête pas de recevoir sur son smartphone de nouvelles infos et des actualisations sur ce qui se passe dans les rues de la favela.
Ce réseau virtuel aide les habitants à se tenir informés. C’est une couverture invisible qui les protège contre la violence qui a décimé des communautés à travers le pays et étouffé les espoirs de plusieurs générations.
Les autorités se sont focalisées sur les opérations de police alors que la solution c’est de donner aux jeunes la possibilité de trouver un travail, de recevoir une éducation, et d’être vraiment en sécurité. C’est cela, la voie à suivre.
Raull Santiago
Actuellement, alors que les JO approchent à grands pas, les habitants d’Alemão se préparent au pire.
« Je crains que les forces de sécurité n’intensifient leurs interventions dans les favelas, indique Raull. Les autorités se sont focalisées sur les opérations de police alors que la solution c’est de donner aux jeunes la possibilité de trouver un travail, de recevoir une éducation, et d’être vraiment en sécurité. C’est cela, la voie à suivre. »
Cet article est paru à l’origine dans l’International Business Times.