Affrontement entre des policiers et des étudiants en mai 2018 à Dakar, au Sénégal

Tribune. En Afrique de l’Ouest, manifester, c’est mettre sa vie en danger

Du Mali à la Guinée, en passant par le Sénégal, la répression des manifestations se fait trop souvent brutale, voire meurtrière. Les violences des forces de maintien de l’ordre n’illustrent pas la puissance d’un État mais sa faiblesse.

Page après page, s’égrènent les cas de jeunes hommes et femmes tués ou gravement blessés lors de manifestations par des tirs à balles réelles ou de gaz lacrymogènes, ou bien encore sciemment percutés par des véhicules des forces de l’ordre. Page après page, nos derniers rapports annuels sur les droits humains font part de ce phénomène mondial, particulièrement préoccupant dans les pays d’Afrique de l’Ouest : l’usage illégal de la force lors de manifestations par les agents chargés de l’application des lois.   

Les autorités de la région doivent en finir avec ces violences qui mutilent la jeunesse et entachent la crédibilité de ces régimes, aux yeux de leurs populations comme du reste du monde.

Au Sénégal, au moins 65 personnes ont été tuées entre mars 2021 et mars 2024 lors de manifestations contre le pouvoir en amont de l’élection présidentielle. En Guinée, au moins 113 jeunes ont été tués depuis 2019 lors de manifestations contre le régime d’Alpha Condé et les autorités de transition instaurées après le coup d’Etat de 2021. En Sierra Leone, le 10 août 2022, des protestations contre la vie chère se sont soldées par la mort de 27 manifestants et passants, ainsi que de six policiers. Au Mali, entre mai et juillet 2020, 18 personnes ont été tuées lors de manifestations dénonçant la mauvaise gouvernance.

Boubacar Biro Sow a été blessé lors d'une manifestation par des personnes qu’il a identifiées comme des gendarmes en mai 2023 à Koloma, en Guinée
Boubacar Biro Sow a été blessé lors d’une manifestation par des personnes qu’il a identifiées comme des gendarmes en mai 2023 à Koloma, en Guinée

De nombreux autres jeunes qui ont protesté contre l’inflation des prix, les coupures d’électricité, la protection insuffisante des civils dans les conflits, la corruption, ou qui ont demandé des élections libres et transparentes ont été tués ou gravement blessés ces dernières années au Nigeria, au Bénin, au Togo et en Côte d’Ivoire.

Répression des voix dissidentes

Les violences contre les manifestants imputables aux forces de maintien de l’ordre (police, gendarmerie ou armée) ne peuvent être réduites à des actes criminels isolés. Elles sont surtout l’expression d’un contexte général de rétrécissement de l’espace civique et d’intense répression des voix dissidentes dans la région. Ces dernières années, les attaques contre les libertés se sont multipliées pour étouffer toute contestation des pouvoirs en place. Au Mali et au Burkina Faso, les activités des partis politiques sont suspendues. En Guinée, un communiqué des autorités de 2022 a interdit toute manifestation. Dans de nombreux pays, les manifestations organisées par les partis politiques d’opposition et organisations de la société civile sont régulièrement interdites sous des motifs fallacieux. Des militants et activistes sont arbitrairement détenus pour avoir simplement exercé leur droit à la liberté d’expression ou de réunion pacifique. Des journalistes et médias sont bâillonnés et l’accès à Internet est entravé.  

Ce climat fortement répressif où les autorités montrent que tout est permis, même l’illégalité, pour réduire au silence les voix contestataires, est propice à la violence des forces de l’ordre. Elle apparait finalement comme une des composantes de cette répression multiforme. Elle est même validée par l’impunité quasi-totale dont jouissent ces forces de l’ordre, y compris lorsqu’elles sont accusées d’homicides illégaux.

L’usage de la force est encadré par les principes de légalité, de nécessité, de proportionnalité, de précaution et de non-discrimination.

En Guinée, les autorités ont fréquemment annoncé des enquêtes pour homicides lors de manifestations mais rares sont celles qui ont débouché sur des procès. Au Sénégal, une loi d’amnistie votée en mars 2024 a éteint toute action en justice pour les victimes ou familles de victimes des violences commises par les forces de l’ordre depuis 2021. En Sierra Leone, la commission d’enquête spéciale sur les événements d’août 2022 a recommandé d’améliorer la formation au sein de la police afin d’éviter les « excès d’autoritarisme » mais n’a pas demandé l’ouverture d’une enquête sur le recours excessif à la force. Ce bouclier dont bénéficient les forces de maintien de l’ordre contre toute poursuite est un véritable blanc-seing pour la répétition des violations des droits humains. 

Thierno Madiou Diallo, a été blessé par balle en juillet 2020 lors d'une manifestation en Guinée par des personnes qu’il a identifiées comme des gendarmes
Thierno Madiou Diallo a été blessé par balle en juillet 2020 en Guinée lors d’une manifestation par des personnes qu’il a identifiées comme des gendarmes.

Violences policières, faiblesse des Etats

Loin de dénoncer les violences commises par des forces de maintien de l’ordre, les autorités apportent souvent des justifications inacceptables au regard des normes internationales de protection des droits humains. Elles mettent ainsi en avant le fait que la manifestation était illégale ou qu’elle revêtait un caractère violent, pourtant dans n’importe quel cas de figure, les règles d’utilisation de la force et des armes à feu sont les mêmes. En particulier, les forces de l’ordre sont tenues d’utiliser toutes les méthodes non violentes avant de faire usage de la force si celle-ci devient absolument nécessaire. Et dans tous les cas, l’usage de la force est encadré par les principes de légalité, de nécessité, de proportionnalité, de précaution et de non-discrimination. Par ailleurs, les responsables de l’application des lois ne peuvent pas faire usage d’armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave. 

Les violences des forces de maintien de l’ordre ont endeuillé de nombreuses familles. Elles font aussi porter à la jeunesse les stigmates des tendances autoritaires de certains pouvoirs en place. De trop nombreux jeunes, y compris des mineurs, qui ont voulu exprimer leur désarroi ou leur espoir d’une vie meilleure, ont gardé dans leurs corps les balles tirées par des policiers ou des militaires, sont devenus hémiplégiques ou ont été amputés.

Comme le montre le dernier rapport d’Amnesty International sur la Guinée intitulé « Une jeunesse meurtrie : Urgence de soins et de justice pour les victimes d’usage illégal de la force », les personnes gravement blessées, en général de milieux sociaux modestes, n’ont pas les moyens de se soigner correctement, gardant des séquelles à vie des dérives criminelles de ceux qui sont censés appliquer la loi. Elles souffrent, arrêtent leurs études, perdent leur emploi, ravalent leurs rêves, et ce dans l’indifférence des autorités. Certaines meurent quelques années après les incidents faute de traitement. 

Les violences des forces de maintien de l’ordre ne sont pas l’illustration de la force d’un Etat mais bien celle de sa faiblesse. Elles caractérisent une force publique défaillante, nourrissent la défiance des citoyens vis-à-vis des autorités, attisent l’insécurité et témoignent de l’incapacité de ces régimes à écouter les voix contestataires. La force d’un Etat se révèle au contraire dans sa capacité à former les agents de l’application des lois aux principes de maintien de l’ordre, de lutter contre l’impunité des auteurs d’usage illégal de la force et de garantir un environnement propice à l’exercice des droits humains. Les autorités de la région doivent en finir avec ces violences qui mutilent la jeunesse et entachent la crédibilité de ces régimes, aux yeux de leurs populations et du reste du monde.   

L’activiste sénégalais Pape Fara, libéré après 7 mois de détention pour avoir participé à une manifestation, plaide pour la justice et des réparations envers les victimes de violences policières et de détention arbitraire.

Cet article a été initialement publié par Jeune Afrique.