- Une nouvelle affaire pourrait mettre fin à des décennies d’impunité
- Depuis plus de 20 ans, Esther Kiobel se bat pour obtenir justice au nom de son mari
Le géant pétrolier Shell est accusé de complicité dans l’arrestation, la détention et l’exécution illégales de neuf hommes, pendus par le régime militaire nigérian dans les années 1990, est en mesure de révéler Amnesty International ce jeudi 29 juin 2017, la multinationale se retrouvant, aux Pays-Bas, au cœur d’une nouvelle affaire explosive concernant quatre de ces exécutions.
Esther Kiobel, veuve de Barinem Kiobel, et trois autres femmes se sont portées parties civiles. Cela fait 20 ans qu’Esther Kiobel livre bataille contre Shell au sujet de la mort de son mari. Celui-ci a été pendu en 1995, aux côtés de l’écrivain et défenseur des droits humains Ken Saro-Wiwa et de sept autres hommes ; ils ont été surnommés les « neuf Ogonis ». À l’époque, ces exécutions ont déclenché un tollé au sein de la communauté internationale.
Cette journée marque un tournant dans le dur combat d’Esther Kiobel pour la justice. Shell a marqué tout le pays ogoni d’une empreinte sanglante et doit répondre de ses actes.
Audrey Gaughran, directrice générale chargée des recherches à Amnesty International
Esther Kiobel accuse Shell de complicité dans l’arrestation et la détention illégales de son mari et de violation de l’intégrité physique, du droit à un procès équitable et du droit à la vie de cet homme, ainsi que de son propre droit à une vie de famille. Amnesty International a aidé l’équipe juridique d’Esther à porter l’affaire devant la justice néerlandaise et a publié un nouveau document de synthèse (en anglais) intitulé In The Dock, qui décrit en détail le rôle de Shell dans les exécutions.
« Les exécutions des neuf Ogonis ont choqué le monde entier. Shell a fui ses responsabilités dans cette affaire pendant plus de 20 ans mais désormais, grâce à la détermination et au courage d’Esther Kiobel face à ce géant, l’entreprise est enfin rattrapée par son passé, a déclaré Audrey Gaughran, directrice générale chargée des recherches à Amnesty International.
« Cette journée marque un tournant dans le dur combat d’Esther Kiobel pour la justice. Shell a marqué tout le pays ogoni d’une empreinte sanglante et doit répondre de ses actes. »
Une campagne brutale
Les exécutions ont été le point culminant d’une campagne brutale menée par l’armée nigériane en vue d’étouffer les protestations du Mouvement pour la survie du peuple ogoni (MOSOP), dirigé par Ken Saro-Wiwa. Le MOSOP affirmait que des tiers s’étaient enrichis grâce au pétrole extrait sur les terres des Ogonis et que la pollution due aux déversements et aux torchères avait provoqué une dégradation complète de l’environnement, à l’origine d’une catastrophe écologique. En janvier 1993, il a déclaré que l’entreprise Shell n’était plus la bienvenue en pays ogoni.
Shell a encouragé l’État à stopper Ken Saro-Wiwa et le MOSOP, sachant qu’ils seraient, de ce fait, très probablement victimes de violations des droits humains.
Audrey Gaughran, directrice générale chargée des recherches à Amnesty International
Les autorités militaires ont réagi avec force aux actions du MOSOP et ont commis, dans ce contexte, beaucoup de graves violations des droits humains, notamment des homicides, des actes de torture et des viols.
La préoccupation principale de Shell et de l’État nigérian, qui exploitaient les puits du delta du Niger dans le cadre d’un partenariat, était de faire cesser les manifestations. Au moment des exécutions, Shell était de loin la plus grande entreprise implantée au Nigeria. Elle extrayait près d’un million de barils de pétrole brut par jour, soit environ la moitié de la production nationale. Les exportations d’hydrocarbures représentaient jusqu’à 96 % des recettes de source étrangère enregistrées par le pays.
« Shell a encouragé l’État à stopper Ken Saro-Wiwa et le MOSOP, sachant qu’ils seraient, de ce fait, très probablement victimes de violations des droits humains. L’entreprise disposait de nombreux éléments indiquant que l’armée nigériane réprimait avec violence les manifestations organisées en pays ogoni », a déclaré Audrey Gaughran.
Quelques semaines seulement avant les arrestations, le président de Shell Nigeria avait rencontré le président de l’époque, le général Sani Abacha, et soulevé ce qu’il appelait le « problème des Ogonis et de Ken Saro-Wiwa ». Ce n’était pas la première fois que l’entreprise exhortait l’armée et les forces de sécurité à endiguer les manifestations des Ogonis, qu’il considérait comme un problème. En outre, elle n’a cessé de rappeler aux autorités les répercussions économiques des rassemblements du MOSOP.
« Shell a fait preuve d’irresponsabilité en soutenant que Ken Saro-Wiwa et le MOSOP constituaient un problème car cela n’a fait qu’accroître les risques encourus par cet homme et les autres personnes liées au mouvement. L’entreprise savait pertinemment que l’État bafouait régulièrement les droits de ces personnes et qu’il avait pris pour cible Ken Saro-Wiwa.
« Même lorsque les [neuf Ogonis] ont été emprisonnés, soumis à des mauvais traitements et à un procès inique, et confrontés à la perspective d’une exécution, Shell a continué à discuter de la résolution du “problème ogoni” avec les autorités plutôt que de faire part de ses inquiétudes quant au sort des détenus. Une telle conduite ne peut être perçue que comme une approbation et un encouragement à l’égard des agissements du régime militaire. »
Une injustice lourde de conséquences
Esther Kiobel, Victoria Bera, Blessing Eawo et Charity Levula, dont les maris ont tous été exécutés dans le cadre de la même affaire, intentent un procès au civil. Elles réclament des dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par les actes illégaux de Shell et des excuses publiques au sujet du rôle de l’entreprise dans les événements ayant conduit à la mort de leurs maris.
En mai 1994, quatre chefs ogonis connus pour être des opposants au MOSOP ont été tués. Sans produire aucun élément, les autorités ont imputé ces homicides au MOSOP et arrêté des dizaines de personnes, dont Ken Saro-Wiwa et Barinem Kiobel. Ce dernier n’était pas membre du MOSOP mais occupait un poste de haut fonctionnaire et critiquait les agissements de l’armée en pays ogoni. Il a affirmé avoir tenté d’empêcher les meurtres – une version des faits étayée par les éléments présentés au procès. Amnesty International considérait Ken Saro-Wiwa et Barinem Kiobel comme des prisonniers d’opinion, détenus puis tués en raison de leurs opinions pourtant pacifiques.
Après les arrestations, au moins deux témoins de l’accusation ont affirmé d’eux-mêmes que l’État les avait soudoyés pour incriminer les accusés, leur proposant notamment des emplois chez Shell, en présence de l’avocat de l’entreprise. La compagnie pétrolière a toujours nié ces allégations.
Cette journée marque un tournant dans le dur combat d’Esther Kiobel pour la justice. Shell a marqué tout le pays ogoni d’une empreinte sanglante et doit répondre de ses actes.
Channa Samkalden
Nombre des hommes ogonis arrêtés en raison de leur implication présumée dans le meurtre des quatre chefs ont été régulièrement victimes d’actes de torture et d’autres mauvais traitements en détention. Même après le début du procès, l’officier responsable de l’incarcération n’a autorisé les accusés à consulter leurs avocats qu’avec son accord préalable et généralement en sa présence. Des proches ont affirmé avoir été agressés par des militaires au moment des visites.
Ainsi, Esther Kiobel a déclaré qu’elle avait été agressée par un officier à l’une de ces occasions et avait passé deux semaines en détention, privée d’eau et de nourriture.
Les 30 et 31 octobre 1995, les neuf Ogonis ont été déclarés coupables et condamnés à mort. À l’époque, Amnesty International et d’autres organisations ont émis de sérieux doutes quant au procès, qu’elles estimaient biaisé et sous-tendu par des considérations politiques. Selon un avocat pénaliste britannique, présent en tant qu’observateur, le tribunal avait déjà pris sa décision avant même de chercher des arguments,ne reculant devant rien pour se justifier a posteriori. En outre, les éléments factuels corroboraient les allégations selon lesquelles Barinem Kiobel avait tenté de stopper les violences.
Le 10 novembre, les condamnés ont été pendus et leurs corps, jetés dans une fosse commune.
« Esther Kiobel vit avec cette injustice depuis plus de 20 ans mais elle refuse de laisser Shell la réduire au silence. Aujourd’hui, elle fait entendre sa voix pour toutes les personnes dont la vie a été détruite par l’industrie pétrolière au Nigeria, a déclaré Channa Samkalden, son avocate.
« L’enjeu est on ne peut plus important : il s’agit de mettre un terme aux décennies d’impunité de Shell, dont le nom évoque la puissance des grands groupes, qui peuvent fouler aux pieds les droits humains sans craindre de sanction. »
Une relation dangereuse
Selon des documents internes de Shell qu’Amnesty International a pu se procurer, l’entreprise savait que le procès des neuf Ogonis était inique et avait été informée à l’avance que Ken Saro-Wiwa serait très probablement déclaré coupable.
Malgré cela, elle a maintenu des liens étroits avec l’État nigérian et a même proposé d’aider l’écrivain s’il revoyait sa position à son égard.
Shell a contacté le frère de Ken Saro-Wiwa en août 1995, pendant que ce dernier était détenu par l’armée. Selon lui, la compagnie pétrolière a proposé de faciliter la libération de son frère mais elle affirme, quant à elle, n’avoir offert qu’une aide humanitaire ou médicale.
« La version de Shell suggère que l’entreprise pensait que Ken Saro-Wiwa – arrêté, battu, contraint à répondre de charges controuvées et soumis à un procès inique organisé en vue de sa condamnation à mort – serait disposé à coopérer en échange d’un peu d’aide humanitaire, a déclaré Audrey Gaughran.
« Elle est franchement improbable. Si toutefois elle est véridique, elle révèle que Shell défendait ses intérêts à un point qui dépasse l’entendement. »
Ken Saro-Wiwa a rejeté la proposition.
Les liaisons dangereuses entre Shell et l’État nigérian n’ont jamais fait l’objet d’une enquête digne de ce nom.
Audrey Gaughran
Après la mort de son mari, Esther Kiobel, craignant pour sa vie, s’est réfugiée au Bénin et, en 1998, elle a obtenu l’asile aux États-Unis, où elle réside toujours.
« Les liaisons dangereuses entre Shell et l’État nigérian n’ont jamais fait l’objet d’une enquête digne de ce nom. Plusieurs décennies après les terribles événements qui ont conduit à la pendaison des neuf Ogonis, des questions importantes concernant Shell demeurent sans réponse, a déclaré Audrey Gaughran.
« Il est temps de faire la lumière sur ces zones d’ombre. Rien ne ramènera ceux qui ont perdu la vie mais il reste la possibilité de transmettre un message, à savoir qu’aucune entreprise, aussi grande et puissante soit-elle, ne peut échapper définitivement à la justice. »
Amnesty International a fait part des allégations susmentionnées à Shell. Le siège mondial n’a pas répondu sur le fond et Shell Nigeria a déclaré :
« Les allégations contre [Shell] qui sont citées dans votre lettre sont fausses et sans fondement.[L’entreprise Shell Nigeria] ne s’est pas entendue avec les autorités militaires pour réprimer des troubles communautaires et n’a aucunement encouragé ni prôné un quelconque acte de violence au Nigeria […]. Nous avons toujours nié ces allégations avec la plus grande fermeté. »
Complément d’information
Esther Kiobel a intenté un premier procès à Shell en 2002 à New York mais, en 2013, la Cour suprême a statué que les États-Unis n’étaient pas compétents en l’espèce, sans examiner l’affaire sur le fond.
Dans les années 1990, Shell Nigeria était une filiale appartenant en propre à Royal Dutch/Shell (les deux entreprises ont fusionné par la suite) et dirigée par un conseil d’administration basé en Europe.